Anthony CORTES et Sébastien LEURQUIN, journalistes et auteurs du livre « L’affrontement qui vient : de l’écorésistance à l’écoterrorisme ? » (Editons du Rocher)
« Lorsqu’ils luttent contre le Lyon-Turin, ils contestent l’idéologie capitaliste »
INTERVIEW
Après plus d’un an d’enquête au cœur des nouvelles luttes écologiques, Anthony CORTES et Sébastien LEURQUIN publient un ouvrage remarqué : « L’affrontement qui vient : de l’écorésistance à l’écoterrorisme ? » (Editons du Rocher). Pour la Transalpine, les deux journalistes décryptent les ressorts des mouvements d’opposition au Lyon-Turin.
La Transalpine - La question écologique est devenue à la fois centrale et source de conflits dans nos sociétés. Vous analysez dans votre livre l’émergence de nouvelles radicalités. Quels en sont les ressorts ?
Anthony CORTES et Sébastien LEURQUIN - On observe actuellement une montée en tension autour de la question écologique et un glissement extrêmement rapide vers de nouveaux modes d’action. Le public est abreuvé d’informations sur l’urgence climatique et on se rend compte que les jeunes, notamment, y sont très sensibles. Au point de développer des troubles comme l’éco-anxiété, un trouble encore souvent traité avec une forme de dédain, alors qu’il touche 45% des 16-25 ans (étude du Lancet).
Ce malaise face à l’état du monde et l’idée qu’il faut agir d’urgence, pousse un certain nombre de personnes à s’engager. On observe alors que beaucoup ne croient plus au temps-long, ni à l’engagement politique “traditionnel”.
Comment se traduisent ces nouvelles mobilisations ?
Depuis 2018, année de l’arrivée en France d'Extinction Rebellion (XR), on a assisté à une accélération de l’apparition de nouveaux groupes et l’émergence de modes d’action plus radicaux. On peut évoquer par exemple Dernière Rénovation (créé en 2022), spécialiste des blocages, des jets de peinture et de l’interruption d’événements majeurs (Roland Garros, Tour de France, soirée des Césars…).
Et puis on a aussi vu émerger les Soulèvements de la Terre (créés en 2021 à Notre-Dame-des-Landes), un groupe qui prône notamment le sabotage comme mode d’action. Pour ce groupe-là, que le grand public a découvert à Sainte-Soline sur le dossier des méga-bassines, il faut combattre les projets écocidaires directement sur le terrain. C’est ce qu’ils entendent faire dans la vallée de la Maurienne les 17 et 18 juin en opposition au chantier du Lyon-Turin.
Vous parlez dans votre ouvrage d'une "nouvelle constellation écologiste"...
La constellation écologiste actuelle forme un vaste camp fait de multiples mouvements et modes d’actions, tous complémentaires. Elle inclut des acteurs traditionnels et institutionnels spécialisés dans le droit de l’environnement et le combat juridique et judiciaire ; des groupes spécialistes des modes d’action non violents comme la désobéissance civile avec Alternatiba, ANV-Cop21 ; des groupes spécialistes du coup d’éclat médiatique comme Dernière Rénovation ou Extinction Rebellion ; et puis des mouvements plus durs, prêts à “déconstruire” la notion de violence et à ouvrir un panel d’action plus large avec les Soulèvements de la Terre, Deep Green Resistance…
Tous ces groupes ne se concurrencent pas : chacun joue sa partition et des alliances de circonstances se forment parfois sur le terrain, en fonction du lieu et du type de projet à “combattre”.
L’actualité est émaillée de contestations portant en particulier sur les projets d’infrastructures. En quoi ces projets sont-ils le symbole des nouvelles luttes ?
Un grand nombre de militants considérés aujourd’hui comme “radicaux” ont commencé à s’engager de manière totalement pacifique lors des grandes marches pour le climat. Ils ont aussi suivi et attendu les avancées que promettait la Convention citoyenne pour le climat (CCC) dont Emmanuel Macron s’était engagé à reprendre les propositions “sans filtre”. Malheureusement, ces deux grands “moments”, n’ont pas été suivis d’effets majeurs : après les selfies dans les marches, les ministres sont passés à autre chose et ensuite seulement un quart des mesures proposées par la CCC ont été retenues. Ces déceptions ont constitué un point de bascule.
Désormais, un grand nombre de militants n’attendent plus rien de Paris et ne veulent plus mener le combat de façon institutionnelle. C’est pourquoi ils entendent empêcher directement sur le terrain, partout en France, l’émergence de nouveaux grands projets d’infrastructures (autoroutes, barrages, bassines, mines, usines, entrepôts, aéroports…) qu’ils jugent écocidaires, c’est-à-dire qui portent atteinte à la nature.
Comment expliquez-vous que la liaison Lyon-Turin, qui vise à décarboner la mobilité des voyageurs et des marchandises, soit mise par les opposants sur le même plan que des projets routiers ou des aéroports ?
Pour un certain nombre de militants, tout projet est considéré comme néfaste à partir du moment où il comporte des atteintes “au vivant” (écosystèmes, biodiversité, terres agricoles). Pour eux le problème n’est pas tellement le train, la route ou l’avion : c’est l’échange exponentiel de marchandises. Donc; lorsqu’ils luttent contre le Lyon-Turin, ils contestent l’idéologie capitaliste et le maintien d’un modèle économique mondialisé.
On est vraiment face à deux visions du monde totalement antagonistes. Même s’il leur est expliqué que ce projet sera bénéfique à long-terme, ils rejettent cet argument car le mode de vie qu’il sous-tend restera le même que celui qui est responsable de la crise climatique. Pour eux, seules des solutions décroissantes sont viables pour se détourner d’un système économique qu’ils jugent mortifère.
Le narratif des opposants au Lyon-Turin se limite à quelques aspects du projet. Mais il est hermétique aux données objectives et scientifiques plus globales qui justifient le projet dans la durée. Des activistes sans expertise du sujet contestent la parole des professionnels du rail, quitte à inventer des réalités alternatives. Comment rétablir des voies de dialogue dans ces conditions ?
De fait, le dialogue devient très compliqué, pour ne pas dire impossible. Il reste pourtant la clé : c’est ce que nous montrons dans notre livre. Aujourd’hui les militants - aussi bien que l’Etat, dont la réponse est essentiellement la surveillance, la répression et la criminalisation de l’activisme - sont engagés dans une fuite en avant. Chacun s'arc-boute dans sa vision du monde et son récit. Malheureusement, tout est réuni pour une multiplication des tensions et des affrontements. D’un côté, les militants multiplient les ZAD et les luttes radicales. De l’autre, le pouvoir politique renforce les dispositifs policiers et les interdictions de manifester, au risque d'exacerber les tensions.
On voit bien que cela ne présage rien de bon. Il est donc urgent de poser la question : Quel projet de société voulons-nous ? Dialogue et coopération ? Ou conflits et affrontements ? Malheureusement, les choses sont en train de devenir tristement binaires. C’est absolument regrettable et c’est un échec pour tous.
Anthony Cortes est journaliste à Marianne, auteur du Réveil de la France oubliée (Éditions du Rocher, 2021).
Sébastien Leurquin est journaliste indépendant, il enquête pour différents médias.